Le magicien des plantes mondialement connu
Les jeunes l’ont oublié, mais nous avions dans les années soixante-dix, en Languedoc, un ramasseur de plantes mondialement connu. Il fut baptisé, dans la presse anglo-saxonne, le « magicien des plantes » (the magic-plant man).
Il s’appelait Ludo Chardenon et il était né dans les basses Cévennes en 1915.
Jeune enfant, il est initié aux secrets des simples par sa grand-mère. À 14 ans, il fait ses premiers mélanges et ses premières macérations dans l’huile, le vin et l’alcool.
Au décès de sa grand-mère, il reçoit en héritage les cahiers d’école dans lesquels elle avait noté toutes ses connaissances, transmises depuis des temps immémoriaux (Ludo Chardenon affirmait qu’elles pouvaient remonter à l’époque des Grecs et des Romains).
Il court alors la campagne à la recherche des espèces les plus rares et les plus précieuses. Il passe son diplôme d’herboriste et devient fournisseur des pharmacies et herboristeries de tous les environs : Anduze, Nîmes, Alès, Avignon, Carpentras.
Mais c’est alors qu’éclate la Seconde Guerre mondiale. En 1941, le maréchal Pétain promulgue le fameux décret qui supprime la profession d’herboriste. Curieusement, ce décret restera en vigueur après l’armistice (et ce jusqu’à nos jours) tandis que la plupart des décisions de Vichy seront annulées.
Ludo Chardenon commence donc une vie itinérante au cours de laquelle il ira distribuer ses plantes, et diffuser ses secrets, sur les marchés cévenols et provençaux : Alès, Arles, Salon, Saint-Gilles, Lunel, Le Grau-du-Roi, Marsillargues, Saint-Ambroix, les Saintes-Maries-de-la-Mer, etc.
Pédagogue né, il acquiert en quelques années une réputation locale. C’est à lui qu’on s’adresse pour savoir où et comment cueillir les plantes, connaître leurs modes de conservation (qui varient selon les espèces), leurs vertus médicinales.
C’est une science. Il faut savoir, par exemple, qu’une plante se cueille après la rosée mais avant les chaleurs ; qu’il faut la sécher à l’abri du soleil dans un local bien aéré, en la remuant tous les jours ; que les racines de bourdaine ne peuvent pas être utilisées si elles n’ont pas séché pendant un an ; qu’une fois le séchage terminé, il faut les conserver dans des sachets en papier pour qu’elles puissent respirer et ne pas moisir ; et mettre ces sachets dans des boîtes en carton ; enfin, placer celles-ci dans un endroit sec.
Ludo Chardenon aimait à raconter, avec son accent chantant, comment il avait vu sa mère et sa grand-mère, en peu de jours, venir à bout d’eczémas rebelles avec telles plantes en tisane et telles autres macérées dans de l’huile ; comment elles faisaient pour réduire ou éliminer les rhumatismes, les ulcères, les brûlures, les varices.
Les années cinquante voient l’essor du tourisme en Provence et l’arrivée de clients étrangers qui découvrent Ludo. Sa réputation dépasse les frontières. Et voici qu’en 1971, un célèbre écrivain anglais passe par hasard à Arles un jour de marché.
Cet écrivain, Lawrence Durrel, est le frère du fameux naturaliste Gerald Durrel, et il souffre depuis des années d’un mal que les médecins ne parviennent pas à guérir.
Ludo Chardenon lui prépare une tisane et une huile. En dix jours, Lawrence Durrel est complètement guéri. Enthousiasmé, il commande d’autres plantes, pour ses amis. Il rend visite à Ludo dans sa ferme, lequel l’invite à manger une viande cuite sur un feu de sarments, après avoir longuement macéré dans de l’huile d’olive brute aromatisée avec huit herbes choisies par ses soins, et un bon vin de pays fortifié selon une recette de sa grand-mère (plantes ajoutées dans le vin pour y macérer).
Lauwrence Durrel visite son jardin, son atelier de séchage des plantes. De retour à Londres, il envoie à l’International Herald Tribune (un des plus grands journaux américains) un article intitulé « Le magicien des plantes » (The Plant-Magic Man). Une avalanche de courriers lui parvient du Japon, du Guatemala, d’Écosse, du Kenya, d’Australie, pour lui commander des plantes.
La télévision française, Le Midi libre, la presse britannique, s’emparent du sujet.
Ludo Chardenon est abasourdi. Il a le plus grand mal à répondre à tous.
Mais la justice française s’en mêle : « exercice illégal de la pharmacie », « charlatanisme » ! Des voisins et des médecins peut-être jaloux de son succès lui envoient les huissiers.
Ludo n’est pas préparé. Aucune recette dans les cahiers de sa grand-mère n’indique comment se défendre contre la maladie de la réglementation ! À reculons, il découvre avec consternation le monde de l’administration tatillonne et des arguties juridiques.
Malgré les procès qui s’enchaînent, il persiste dans l’œuvre de sa vie : aider son prochain grâce aux trésors de la nature. Il parvient même à retourner dans son village natal, Sommières, pour y installer ce qu’il appellera Le Paradis des plantes, un conservatoire de plantes et de savoirs médicinaux anciens, avec des séchoirs et un grand jardin où il cultive les plantes qui ne poussent pas à l’état sauvage dans la région.
On y trouve plus de deux mille plantes, notamment l’ache, l’angélique, la mauve, la bourrache, la guimauve, l’armoise, la chélidoine, la germandrée, le capillaire, la matricaire…
Lorsque des visiteurs lui demandent : « Où sont toutes ces plantes ? Nous ne les avons pas vues », il les emmène à l’entrée de son petit domaine, les fait asseoir au bord de la route et leur montre, sur le talus, là où leurs yeux ne voient que de l’herbe commune, plus de dix espèces utiles.
On trouve encore, chez les bouquinistes, des souvenirs de Ludo Chardenon. Le Paradis des plantes, lui, a fermé définitivement en 2011.